mardi 7 juillet 2020

Elisabeth Moreno, la self-made woman qui remplace Marlène Schiappa

C'est fait. Jean Castex a formé son gouvernement. Pas moins de 31 ministres et ministres délégués ont été nommés. On notera que du côté des ministres, c'est la parité parfaite : 8 hommes, 8 femmes. Du côté des ministres délégués, il y a même plus de femmes que d'hommes : 9 contre 6. Inattaquable.
Alors, évidemment, les affaires étrangères, l'économie, l'éducation nationale et l'intérieur restent le pré carré de ces messieurs, c'est sûr. Et évidemment, ce sont les ministères qui attirent le plus l’œil des médias. Donc, l'image renvoyée demeure celle d'un pouvoir entre les mains des hommes. Mais on admettra que le gouvernement compte un grand nombre de femmes. Comme quoi, quand on veut, on peut.

Par ailleurs, on remarquera également que s'il avait été annoncé que rien n'empêchait la nomination d'une femme à Matignon, Jean Castex n'est pas vraiment un modèle du genre. Point de Marlène Schiappa non plus à la tête du gouvernement, laquelle avait affiché son souhait d'avoir un portefeuille plus étoffé (lire ou relire : Des limites de l'ambition en politique). Difficile de dire si sa nouvelle fonction est plus étendue que la précédente. De secrétaire d’État à l'égalité entre les femmes et les hommes, elle bascule vers la citoyenneté, sous la coupe du tout nouveau ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin. Les mauvaises langues ne manquent pas de souligner qu'associer Schiappa et Darmanin ne manque pas de saveur, la première militant contre les violences faites aux femmes, le second ayant été accusé de viol (lire ou relire : Darmanin, Hulot : Schiappa en porte à faux ). 

Quoi qu'il en soit, Marlène Schiappa passe donc la main sur les sujets liés à la place des femmes dans la société. Elle est remplacée par Elisabeth Moreno, laquelle est présentée comme une femme d'envergure qui ne vient pas des milieux politiques ou partisans, issue de l'immigration, fille d'ouvrier ayant grandi en banlieue. Elisabeth Moreno est une "self-made woman", qui a progressé pied à pied en saisissant les opportunités qui se présentaient. Présidente d'HP Afrique depuis janvier 2019, elle est toutefois quasi inconnue en France. La voilà portée au gouvernement et déjà, le couperet tombe. Elle subit évidemment les attaques racistes auxquelles on pouvait s'attendre. Et puis, on diffuse à tour de bras, dans bon nombre de médias, des extraits d'un entretien édifiant. Voici ce que l'on rapporte, notamment dans les colonnes du Huffington post : “J’attache beaucoup d’importance à l’éducation et à la formation des managers pour qu’ils comprennent ce que signifie la diversité”, avançait-elle. “Je ne veux surtout pas que les hommes se sentent gênés, car ils auraient le sentiment qu’il n’y en a que pour les femmes! Les blagues à la machine à café sont très importantes, car il ne faut pas qu’on se sente verrouillé (...). Je ne veux pas d’un climat de défiance où le sexisme met tout le monde mal à l’aise et où chacun mesure constamment chaque mot qu’il utilise…”. Si l'on en croit cet extrait, Elisabeth Moreno serait plutôt du genre Catherine Deneuve vantant la liberté d'importuner.



Cette attaque me semblait un peu trop facile, un peu trop caricaturale. Alors je suis allée aux sources de ces propos, pour comprendre le contexte dans lequel elle les avait prononcés. A l'été 2018, alors qu'elle est à la tête de Lenovo France, Elisabeth Moreno accorde un entretien au magazine du groupe Ionis. L'interview tourne autour de l'industrie des technologies, du leadership, il y est aussi question de la gestion des carrières et de management. A la question "comment favoriser la mixité et la diversité ?" dans l'entreprise, Elisabeth Moreno répond :
"En donnant l’exemple. C’est bien d’en parler, mais si vous ne donnez pas l’exemple, cela ne peut pas fonctionner. Mon comité de direction est quasiment paritaire. C’est facile de parler de diversité et de mixité, mais au fond, ce n’est pas si naturel que cela. Le monde de l’entreprise fonctionne avec des règles très masculines et la plupart des dirigeants sont des hommes. Quand vous êtes un homme, vous allez naturellement vers un autre homme car cela vous rassure, vous savez comment il fonctionne… J’attache beaucoup d’importance à l’éducation et à la formation des managers pour qu’ils comprennent ce que signifie la diversité, pas seulement la diversité de genres, et faire en sorte qu’on se sente à l’aise à travailler ensemble. Je ne veux surtout pas que les hommes se sentent gênés, car ils auraient le sentiment qu’il n’y en a que pour les femmes ! Les blagues à la machine à café sont très importantes, car il ne faut pas qu’on se sente verrouillé et qu’on ne puisse plus s’exprimer. Je ne veux pas d’un climat de défiance où le sexisme met tout le monde mal à l’aise et où chacun mesure constamment chaque mot qu’il utilise… Quand chacun se sent respecté, l’organisation fonctionne bien."
Nous y sommes. C'est donc de ce paragraphe qu'est issu le propos que l'on reproche à la nouvelle ministre déléguée. Ôté de son contexte, il apparaissait violent. Ici, s'il reste problématique, il est largement contrebalancé par ce qu'elle dit avant et après. Avant, elle explique que son comité de direction est quasi paritaire - rappelons que l'on est début 2018, les entreprises ne sont pas si nombreuses, alors, à pouvoir en dire autant -; après, elle appuie : "quand chacun se sent respecté, l'organisation fonctionne bien". Derrière ce chacun, il y a aussi chacune.

Plus loin dans l'entretien, elle développe aussi l'idée d'aller chercher les talents féminins : "Le pouvoir politique a enfin compris l’importance de l’égalité entre les hommes et les femmes dans le cadre professionnel. Ce n’est pas par pitié, ni pour faire l’aumône. Il y a un indéniable intérêt économique à ce que les hommes et les femmes trouvent leur place dans la société. Nous assistons à une véritable guerre des talents : vous devez faire en sorte d’avoir les meilleures personnes aux meilleurs endroits pour être compétitif au niveau national et international. Les femmes représentent plus de 50 % de la population. Si l’on n’intègre pas 50 % de la population, comment voulez-vous que l’on gagne cette guerre des talents ? C’est insensé." Alors d'accord, on peut qualifier Elisabeth Moreno de laxiste quand il s'agit des blagues sexistes autour de la machine à café. Elle aurait pu -du ? - éviter cette phrase mais dans le reste de cette interview, il y a tout de même un certain nombre de points à apporter à son crédit. Plutôt que de l'enfoncer avant même la passation de pouvoir entre Marlène Schiappa et elle - cette passation a eu lieu ce mardi en début d'après-midi -, pourquoi ne pas souligner ce qui est à porter à son crédit et voir le verre à moitié plein ? Accordez-lui au moins le bénéfice du doute.

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