Certaines lectures vous fascinent. Des ouvrages qui tomberaient des mains de quiconque ne partage pas votre intérêt pour le sujet donné mais qui vous éclairent, vous ouvrent des champs de réflexion inédits, vous abreuvent. Ici, il est question d'une publication sociologique de l'Institut national démographique (l'Ined). "Le monde privé des femmes - Genre et habitat dans la société française" est un recueil de 14 études sociologiques ayant pour point commun l'habitat choisi ou subi des femmes dans la société française. J'aurai l'occasion de revenir sinon sur chacun d'entre eux, au moins sur une bonne partie, tant cette approche sociologique - les femmes au travers de leur lieu de vie - est intéressante. Mais parmi ces 14 chapitres, il y a celui rédigé par Benoit Coquard et intitulé : "l'apéritif, un moment d'appropriation du foyer par les hommes".
Cela m'a tout de suite parlé car oui, de manière générale, si les femmes rechignent rarement à trinquer, ce ne sont souvent pas elles qui sont à l'initiative de l'apéro. Elles sont à l'origine de l'agenda social, elles lancent des invitations à dîner par exemple, mais généralement ce sont les hommes qui improvisent des apéritifs, et qui les servent. Benoit Coquard s'est intéressé à ce moment particulier de la vie sociale dans la région Grand-est, en milieu rural, auprès d'une population de classe populaire. Il écrit : ces "scènes de sociabilités amicales (...) ont comme caractéristique principale de réunir des groupes mixtes, essentiellement des couples avec ou sans enfants. Il importe surtout de retenir que ces groupes se sont constitués autour des affinités entre hommes, bien que l'essentiel de leurs sociabilités se déroule au sein même des foyers conjugaux, des lieux plutôt associés au féminin". Le sociologue relève que dans la région de son enquête, les femmes sont généralement peu valorisées. Soit elles ont pu faire des études supérieures qui les ont éloignées de leur région d'origine et elles ne sont pas revenues, soit elles n'ont pas fait d'études et sont restées, si ce n'est dans le village de leurs parents, au moins tout près. Le taux de chômage des jeunes femmes de 18 à 24 ans qui vivent dans ces régions oscillerait, écrit-il, entre 40 et 70%. Dans la vie quotidienne, "les femmes de classes populaires rurales, qu'elles soient ou non mères au foyer, sont peu visibles ou du moins, très peu valorisées".
Benoit Coquard indique que "les intérieurs du logement, souvent en travaux, sont orientés différemment selon, typiquement, que l'homme du couple est en position de force pour décider de l'agencement". Dans ce cas, le foyer tend à être organisé pour recevoir des amis, avec des canapés, de grandes tables basses. Si la femme a un salaire, alors le foyer sera "plus intime et dévolu à une vie conjugale privée", ce qui "rappelle l'importance du salaire féminin dans les rapports de force au sein du couple". S'appuyant sur l'exemple d'un jeune couple, Sandra et Émilien, l'auteur souligne l'importance du "qui paie quoi". Ainsi, Sandra, qui ne travaille pas, précise que Émilien peut "inviter qui il veut" car c'est lui qui paie le loyer. Chez eux, le salon est très grand, tandis que la cuisine, tout petite, se limite à un micro-ondes et des plaques de cuisson. En revanche, ils ont un placard rempli de gâteaux apéritifs, "ce qui peut retarder, jusqu'à l'annuler, le moment de passer à table. "Manger vraiment" signifierait la fin de l'apéritif improvisé et le temps pour tout le monde de rentrer manger chez soi". Pendant ces apéritifs, les femmes "tendent à occuper des rôles d'hôtesses, certes indispensables, mais de second plan et moins valorisés, tandis que les hommes vont plus ou moins consciemment asseoir leur maîtrise de l'espace et du temps conjugal en créant un entre-soi masculin au fur et à mesure de la soirée". Avec le temps, Sandra est parvenue à imposer que les copains de son conjoint sonnent à la porte avant d'entrer. Elle souhaiterait aussi qu'ils envoient un texto 5 minutes avant d'arriver.
Cette histoire, je la connaissais déjà en partie, pour avoir écouté, il y a plusieurs mois, un podcast sur Binge audio où Benoit Coquard relatait cette domination masculine de la sociabilité du couple. Il y précisait que les filles du groupe sont des pièces rapportées, que la bande de copains s'est construite autour des garçons. Il y ajoutait que l'une des filles lui avait confié avoir fait un enfant pour "tenir" son compagnon, pour qu'il se tienne en retrait de la bande, qu'il soit ramené à "une vie plus posée". Cette réalité-là, que l'on pourrait croire d'un autre temps, n'est vraisemblablement pas si rare et il est sain et d'utilité publique que des sociologues s'y intéressent. Néanmoins, assure Benoit Coquard, s'il est vrai qu'il y a une mise à l'écart des femmes dans ces milieux-là, elle n'est pas pensée, ou décidée. Pour preuve, celles qui ont "une grande gueule" sont même mises en avant par les hommes. Et de raconter que Sandra, qui a la "tchatche", a été poussée par la bande à figurer sur une liste aux élections municipales. "Elle parle mieux que nous, et en même temps elle sait se contrôler", lui reconnaissent les gars. Même si la liste où elle figurait a perdu les élections, l'expérience a permis à Sandra de se rendre visible dans l'espace public, elle est "souvent en photo dans le journal local, en visite dans différentes institutions", etc. Malgré son bagage culturel faible, sans emploi, Sandra se fait sa place peu à peu et c'est, finalement, parce qu'elle a été poussée sur le devant de la scène par la bande de garçons.
Ecouter le podcast Binge audio avec Benoit Coquard : Les gars du coin.
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