lundi 23 novembre 2020

La masculinité toxique des médias

Qui a le droit de raconter le monde ? En France, la moitié des détenteurs de carte de presse sont des détentrices. Mais, bien entendu, comme dans le reste du monde de l'entreprise, elles y sont moins bien payées que les hommes, elles se trouvent à des postes subalternes, avec des emplois plus précaires que les hommes. Comme dans le reste du monde de l'entreprise, plus on gravit les échelons hiérarchiques, moins on trouve de femmes. Par conséquent, la vision du monde et, partant, le choix des sujets traités par les médias se font sous le prisme d'un regard masculin et généralement hétérosexuel.

Dans un entretien accordé à Binge audio (à écouter urgemment ici : Pourquoi l'info va mâle, 45 minutes absolument nécessaires), la militante Alice Coffin estime que c'est un combat pour un journaliste que d'amener un sujet jusqu'à sa publication. C'est un combat de défendre l'intérêt de ce sujet et de l'angle choisi. Donner son aval à une idée de sujet, pour un rédacteur en chef, c'est mobiliser ce journaliste sur ce sujet plutôt que sur un autre. Cela veut donc dire écarter un autre sujet. Le critère du choix éditorial est primordial. Or, si la hiérarchie est masculine, il va sans dire que cela oriente nécessairement ce choix. Si bien que, pendant longtemps, les sujets liés aux combats des femmes en général n'ont pas ou peu été traités. Bien sûr, plus il y aura de journalistes à mettre en avant l'intérêt de tel ou tel sujet, plus cela aidera à ce que le sujet sorte. Pour Alice Coffin, le plus gros danger pour qu'une information ne sorte pas, c'est "l'autocensure des journalistes" eux-mêmes, découragés des fins de non-recevoir de leur hiérarchie, las de s'entendre dire non.

 

De surcroît, les refus de la hiérarchie sur tel ou tel sujet s'expriment selon des critères divers. Cela pourra être tout simplement de dire que le sujet proposé n'est pas une info - mais qu'est-ce qui est une info ? Qu'est-ce qui n'en est pas une ? Qui le décide ? - mais il pourra être aussi d'un autre ordre. Si vous êtes une femme et que vous proposez un sujet qui a trait au féminisme , on pourra vous dire, par exemple, que ce n'est pas du journalisme, mais du militantisme. Si bien que, dans les années 1970, quand on traitait de l'avortement, c'était avec un regard masculin, les femmes étant jugées comme ayant une vision des choses beaucoup trop biaisée. Il ne faudrait pas être juge et partie. Pourtant, assure Alice Coffin, journaliste de métier, c'est quand vous maîtrisez un sujet parce qu'il vous intéresse particulièrement que vous avez le meilleur carnet d'adresses et le plus de faciliter à envisager le sujet dans son ensemble. Pour elle, on est alors plus attentif à la qualité de son papier, à la vérification de ses informations, à la pluralité des personnes interviewées, à la qualité de son écriture.

Par ailleurs, comme si ça ne suffisait pas, un autre mal ronge le paysage médiatique français. Aujourd'hui, les chaînes d'info en continu donnent le ton de ce que les médias en général vont raconter. Les choix éditoriaux sont orientés par le traitement de l'information tel qu'opéré par les chaînes d'info en continu que sont BFM-TV, LCI ou Franceinfo. Or, si vous regardez une heure ces chaînes-là, vous observerez systématiquement le même schéma : des personnes sont présentes sur le plateau qui ont été invitées à s'exprimer sur tout et rien à la fois. Les chaînes d'info font donc appel à des personnes qui n'ont aucun scrupule à s'exprimer sur des sujets qu'elles ne maîtrisent absolument pas. Et généralement, ce sont des hommes. Selon Alice Coffin, les femmes refuseraient en nombre de venir quand on les appelle, elles ne se sentiraient pas légitimes, alors que les hommes disent oui tout de suite. Les réticences des femmes à avoir et exprimer un avis sur tout les éloigneraient des plateaux de chaînes d'info. Pour la militante féministe, "cela a à voir avec la masculinité toxique" la plus classique : les garçons sont plus autorisés que les filles à prendre la parole, à s'exprimer même s'ils n'ont rien d'intéressant à dire, à se sentir autorisés à occuper l'espace. Et puisque ces médias orientent les choix éditoriaux de bon nombre d'autres médias, on assiste donc à une reproduction à l'infini de récits produits avec une vision du monde masculine. C'est le serpent qui se mord la queue. D'où la nécessité que les femmes journalistes ne se découragent pas et continuent de pousser les idées de sujets autres pour que le monde de l'info bouge. Et les dix dernières années ont montré que c'est possible. En effet, en 2010, aucun article de presse ne se serait focalisé sur l'écrasante majorité de prix décernés à des hommes à tel ou tel festival. Aujourd'hui, il est bien plus fréquent de lire des papiers mettant en exergue ce type d'infos. Un autre regard sur le monde est possible, pour peu que les femmes soient pro-actives en ce sens.


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