mardi 15 décembre 2020

"Cette affaire raconte l'ancien monde"

Que s'est-il passé, dans la chambre 2806 de ce Sofitel, ce 15 mai 2011 ? Seules deux personnes le savent : la femme de chambre Nafissatou Diallo et celui qui était alors à la tête du Fonds monétaire international, Dominique Strauss-Kahn. 2011, cela nous semble il y a un siècle, tant le monde a changé depuis. Aujourd'hui, cette affaire au retentissement international ne se solderait peut-être pas de la même manière. Aujourd'hui, Nafissatou Diallo n'accepterait sans doute pas un accord financier pour éviter le jugement de son agresseur, lequel a du coup bénéficié d'un non-lieu. Elle irait au bout, parce que #MeToo est passé par-là. Certains pensent d'ailleurs que cette affaire DSK est en quelque sorte l'étincelle qui, des années plus tard, a engendré le mouvement #MeToo. Et cela, parce que la réputation de DSK n'était plus à faire, parce qu'il y avait aussi le scandale du Carlton de Lille qui a valu à DSK d'être attaqué en justice pour proxénétisme aggravé, et encore avant, en 2003, l'agression de la journaliste Tristane Banon.

Si l'affaire DSK revient sur le devant de la scène médiatique, c'est parce que depuis quelques jours, une série de quatre épisodes est diffusée sur Netflix, intitulée "Chambre 2806" et réalisée par Jalil Lespert. Selon les critiques, on n'apprend pas grand-chose de plus que ce que l'on savait déjà sur cette affaire. Mais avec près de dix ans de recul, la façon dont les choses ont été traitées à l'époque semble hallucinante. Selon la journaliste Raphaëlle Bacqué, qui a suivi de près cette affaire et tient une place de choix dans cette série documentaire, si le mouvement #MeToo était survenu avant l'affaire DSK, Nafissatou Diallo aurait été traitée différemment, Tristane Banon écoutée et les prostituées de l'affaire de Lille n'auraient pas été délégitimées de leurs plaintes au prétexte qu'elles étaient prostituées. 

 

Pour la journaliste, "cette affaire raconte l'ancien monde". En 2011, on ne parle de DSK que comme d'un séducteur, "ce qu'il est d'ailleurs aussi". Mais on peut tout à fait être un séducteur tout en étant un homme qui a dérapé, agressé. "On peut être Janus, avoir deux visages : on peut être un séducteur et éventuellement un agresseur", explique Raphaëlle Bacqué. Mais cela, certains ne le comprennent toujours pas, ou font comme si. Ainsi, Jack Lang, dans Chambre 2806, parle en ces termes de son ami DSK : "il est peut-être porté sur les choses de l'amour, et alors ?" Pire encore peut-être, Elisabeth Guigou évoque un Dominique Strauss-Kahn séducteur. Elle dit : "il y a une très grande différence entre être charmeur, être séducteur, et puis la contrainte, le viol. D'ailleurs, pourquoi aurait-il besoin de le faire ? C'est un homme charmant, brillant, intelligent, il peut être drôle par moments... Pourquoi ?" Comme si les violeurs étaient nécessairement des personnes sans charme, des idiots notoires, comme si on ne devenait violeur que parce qu'on était incapable de faire rire, ou parce qu'on était laid. Qu'attendent ces deux-là - Lang et Guigou - de DSK pour le soutenir encore ? Comment peuvent-ils tenir ces propos-là face caméra, dans une série diffusée dans 190 pays ? A quel monde appartiennent-ils pour afficher autant de naïveté et ce faisant, de violence à l'égard de toutes les victimes de violence sexuelle ? Au moins François Hollande et Nicolas Sarkozy ont-ils refusé de participer à cette série documentaire.

Pour Raphaëlle Bacqué, toute cette histoire est d'autant plus hallucinante qu'au final, DSK en ressort sinon indemne, au moins "incroyablement libre", blanchi par la Justice. Certes, son destin présidentiel s'est effondré, sa carrière politique est terminée, mais il poursuit sa route, en tant que conseiller financier de chefs d’État. En revanche, les femmes qui ont croisé son chemin ont vu leurs vies profondément marquées. Nafissatou Diallo, Mounia - l'une des femmes du Carlton de Lille - et Tristane Banon sont en gros celles par qui le scandale est arrivé. Jamais leurs noms ne seront dissociés de celui de DSK, elles demeureront marquées par ce qu'elles ont subi. Quant à Anne Sinclair, après avoir adopté une posture à la Hillary Clinton, en soutenant son mari, en faisant front, affichant une posture de femme forte, elle a finalement choisi de divorcer.

Les accusatrices de Strauss-Kahn ont souvent été humiliées, on a retourné les accusations contre elles, on a sali leur réputation, on les a accusées d'en vouloir à l'argent de DSK, on aurait voulu les faire taire. Face à elles, ceux qui savaient ne disaient rien. Tristane Banon, qui dit avoir été agressée par DSK en 2003 mais n'a porté plainte qu'en 2011, en veut aux amis du parti socialiste de DSK. Elle considère qu'ils savaient, qu'ils connaissaient les déviances de cet homme mais comme il était promis à un grand destin, comme il était leur "candidat idéal", ils ont fermé les yeux. Leur permissivité, dit-elle, a contribué à ce que la vie de plusieurs femmes soit définitivement entachée.


Lire aussi :

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire