"Je ne crois pas qu'il soit intéressant en quoi que ce soit, maintenant que tu es mère de famille, de te proposer de t'astreindre à une présence d'atelier. Par contre, je serais très content que tu puisses insérer à l'articulation utile, un bout de mise au point qui est dans tes cordes, c'est-à-dire le tour de main de la femme pratique, talentueuse et aimable en même temps".
Ce passage fût écrit de la main de l'architecte Le Corbusier en mai 1946, il est extrait d'une lettre qu'il adressa à sa consœur Charlotte Perriand. La lettre est exposée à la Fondation Louis Vuitton dans le cadre d'une exposition dédiée à l'architecture de Perriand (l'exposition dure jusqu'au 24 février prochain). On y découvre une femme incroyablement moderne, engagée, visionnaire s'agissant du mobilier et de l'organisation des intérieurs de maison.
Quand Le Corbusier lui adresse cette lettre, il s'apprête à travailler sur un projet à Marseille pour lequel il souhaite s'adjoindre les talents de Charlotte Perriand. A la lecture de cette lettre, au beau milieu de l'exposition, deux réactions s'opposent parmi les visiteurs : les femmes y voient l'expression misogyne d'un homme qui ne souhaiterait surtout pas avoir dans les pattes, sur le chantier, une femme architecte; les hommes, eux, ont une lecture plus patriarcale : Le Corbusier aurait été avant-gardiste, proposant une sorte d'arrangement type congé parental pour permettre à Charlotte Perriand de rester auprès de ses enfants tout en continuant à créer. Incroyable : devant cette lettre, les visiteurs de l'exposition échangent leurs réflexions spontanément.
Charlotte Perriand, photo de Jacques Martin. Japon, 1954. |
On précisera que Le Corbusier semble reprocher à Perriand de n'être pas toujours disposée au travail en équipe. Dans la même lettre, il écrit : "Tu m'as dit l'autre jour en soupirant qu'il était difficile de travailler en équipe. Tu en sais quelque chose puisque tu as été l'un des agents actifs de désolidarisation à un moment donné". Depuis les années 20, Le Corbusier et Perriand travaillent régulièrement ensemble, sur des projets communs. On peut de ce fait supposer que si Le Corbusier avance l'argument des enfants pour écarter du chantier de Marseille Charlotte Perriand, c'est avec la volonté de préserver l'ambiance du travail en équipe. Mais tout de même. Le Corbusier fut aussi usurpateur du talent de Perriand. On sait aujourd'hui qu'il s'est offert la paternité d'un certain nombre d'éléments de mobilier - le fauteuil "grand confort", la chaise longue basculante... - qui ont en fait été imaginés et dessinés par Charlotte Perriand. Laquelle ne s'est jamais défendue.
Les spécialistes du sujet semblent s'accorder à dire que Charlotte Perriand est arrivée à un moment où les femmes n'étaient pas légion dans l'architecture. Leur travail était peu vendable, imaginait-on, parce qu'elles étaient femmes. Aussi évoluaient-elles dans l'ombre d'un confrère. Jamais Charlotte Perriand ne put porter seule un projet, elle fut constamment partenaire de Le Corbusier, de Jean Prouvé, ou encore du peintre Fernand Léger.
Pourtant, c'est bien à Charlotte Perriand que l'on doit de nombreux concepts de mobilier aujourd'hui résolument présents dans nos intérieurs. C'est elle qui a envisagé l'ouverture des cuisines sur la pièce à vivre. C'est elle encore qui a conçu l'idée de bibliothèques modulables à l'envi... Au fond, son apport à l'architecture et le design d'aujourd'hui n'est-il pas plus palpable et évident que celui de Le Corbusier ? Qui connaît pourtant Charlotte Perriand ?
Pour en savoir plus sur le travail et la philosophie de Charlotte Perriand, je ne saurai trop vous conseiller de visionner cette petite série (8 épisodes de 4 à 5 minutes chacun) que Arte lui a consacrée à l'automne dernier : Design signé Perriand.
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