mardi 1 février 2022

Quand l'anthropologie se fait idéologie

Si le simple nom de Alain Finkielkraut hérisse le poil d'un grand nombre de femmes - et d'hommes aussi sans doute -, il sera peut-être délogé, ou à tout le moins concurrencé, par celui d'Emmanuel Todd. Emmanuel Todd, cet autre intellectuel septuagénaire, qui rappelle à qui veut l'entendre toutes les deux minutes qu'il est anthropologue et historien. On n'est pas là pour amuser la galerie : "je ne suis pas un homme, je suis un savant, un scientifique", dit-il. Voilà qui pose le débat.

Donc, ce scientifique vient de publier un ouvrage au Seuil - "Où en sont-elles ? Une esquisse de l'histoire des femmes"- et le promeut un peu partout dans les medias. Je n'avais pas vu son face à face avec la féministe Titiou Lecoq, diffusé la semaine passée sur France 5. Et j'ai réparé mon erreur après l'avoir vu répondre aux questions de Olivier Auguste, ce matin, sur le site de L'Opinion. En l'espace de dix petites minutes, Emmanuel Todd explique à Olivier Auguste que si le féminisme du XXè siècle a été bénéfique à toutes les femmes, au travers d'avancées telles que le droit de vote, l'accès à la contraception, etc., celui d'aujourd'hui est un "féminisme de conflit, de séparation". Il déplore ce féminisme qu'il qualifie "d'antagoniste" et déclare, tout de go : "le féminisme petit-bourgeois actuel est nocif pour les femmes des milieux populaires". Glurp !

Copie d'écran lopinion.fr
 

Je ne pouvais pas en rester là. J'ai donc visionné le replay de ce face-à-face entre cet anthropologue et Titiou Lecoq, dans C ce soir, diffusé il y a 8 jours. Le propos de ce "savant" est le même qu'à L'Opinion, à ceci près qu'il y a sur le plateau des personnes pour lui apporter la contradiction : Titiou Lecoq, donc, mais aussi Camille Diao et Laure Adler. A ces trois femmes, il explique que le féminisme, dans l'absolu, ne l'a jamais intéressé. Il précise pourquoi il a choisi de travailler sur le sujet : "le phénomène MeToo et ses suites en France m'agaçait un peu". Avant, très vite, de se resaisir : "mais c'est un travail de recherches (...). Ce qui a déclenché (cet ouvrage), c'est une curiosité de chercheur". C'est toutefois un travail anthropologique et scientifique à géométrie variable. Emmanuel Todd l'admet : il n'a lu aucun ouvrage sur le féminisme actuel, tout comme il n'avait jamais mis les pieds en URSS avant de publier son premier ouvrage, "la chute finale", en 1976, qui traite de « la décomposition de la sphère soviétique ». Nous avons donc affaire à une anthropologie de bibliothèque. Admettons.

Cette façon de travailler n'empêche pas ce "scientifique" d'écrire que les féministes d'aujourd'hui seraient "antimasculines, sans discussion possible". Selon lui, elles "diabolisent les hommes, elles conçoivent les hommes comme des assassins". Il conclue ainsi son livre : "nous n'avons pas besoin de petites bourgeoises qui dénoncent inlassablement, au nom du genre, l'oppression d'un sexe par un autre et diabolisent des hommes qui ont un peu trop travaillé". Comment, en 2022, peut-on écrire ce genre de phrases, demande Laure Adler ?

L'homme n'est pas à une contradiction près qui affirme qu'en anthropologie, on ne fait pas d'idéologie, on fait de la recherche et on émet des hypothèses. Et pourtant, il assène que pour lui, le féminisme petit-bourgeois d'aujourd'hui est néfaste pour les femmes des classes populaires, il est "destructeur et contribue à l'augmentation des familles monoparentales". Or, en période très difficile sur le plan économique, le principe de solidarité du couple va être essentiel à la survie, estime-t-il. Son idéologie s'exprime ici assez clairement : femmes du bas peuple, si vous voulez manger à votre faim, restez avec votre conjoint. Ce à quoi Titiou Lecoq rétorque, assez habilement : "votre livre, très bien. Mais en fait, la place que ça prend, ça nous ralentit. Ca ralentit les mouvements féministes qui essaient de se battre concrètement pour essayer d'améliorer la vie des femmes et des hommes, parce que ça fonctionne ensemble. Et que si on en est à se dire "oui mais alors la matri-dominance idéologique en ce moment...", on a trop de choses à faire, on a trop de sujets qui sont sur la table et qu'on essaie de porter". Fin de non-recevoir pour monsieur Todd qui décidément, ne comprend pas. Ce matin, face à Olivier Auguste, il prétend : "je suis assez surpris quand je suis critiqué par les féministes" et continue de penser : "si vous employez le mot "patriarcat" pour notre situation actuelle, qu'est-ce que vous dites pour les femmes de Kaboul ?" C'est-à-dire que l'on ne peut comparer que ce qui est comparable monsieur Todd, et ce n'est pas à un scientifique que l'on devrait avoir à préciser cela. Quand on travaille sur la place des femmes dans la société française, il va sans dire qu'elle est à étudier au regard de la place des hommes dans la même société, et pas au regard de celle des femmes d'Afghanistan qui n'a évidemment rien à voir.


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