lundi 8 mars 2021

Alma et Samuel : "le viol n'est pas une affaire privée"

Il y a d'abord cette Une insoutenable de Libération aujourd'hui : une illustration violente et un titre à la con - il n'y a vraiment pas d'autre terme - : "Je t'ai violée Alma, la lettre d'un agresseur à sa victime". Juste ce titre racoleur, violent. Ce titre et une illustration du même acabit, aux couleurs criardes et à la violence évidente. Une Une qui donne l'impression fâcheuse que le journal a ouvert ses colonnes à un violeur, plutôt qu'à sa victime.

Or ce n'est pas le cas. Les journalistes de Libération ont bossé correctement. Il y a cette lettre écrite par le violeur, Samuel, et il y a aussi cette parole donnée à Alma Ménager, sa victime, laquelle a donné son autorisation à Libération pour que soit publié le texte de Samuel. Alma, c'est celle par laquelle les prises de parole se sont multipliées chez les étudiants de Sciences Po partout en France, il y a quelques semaines.

Alma et Samuel étaient amoureux. Leur relation était "sans limites ni garde-fou, extrême", raconte Samuel. "Il fallait tout essayer, tout éprouver, sinon notre relation perdait son essence. Les seules limites qu’on découvrait étaient nos destructions mutuelles, même si aucune leçon n’en était tirée." Jusqu'à ce que la situation dérape vraiment et que l'irréparable soit commis. En avril 2019, alors qu'ils s'apprêtent à se séparer, Samuel viole Alma. "Nous nous bagarrions une ultime fois sur le lit, comme pour éprouver encore le contact puissant et ravageur de l’autre sur notre corps. Je sentais une rage profonde, rendue explicite par la violence que l’on se portait. J’ai perdu le contrôle", explique-t-il. Et d'ajouter : "Elle, comme morte, s’effaçait lentement dans mon regard devenu primal et animal. J’ai violé."


S'il ne se cherche pas d'excuse ouvertement, il pose les jalons de sa ligne de défense : pendant son adolescence, il a été victime d'un pédocriminel pendant deux ans. Il écrit : "«Une victime d’agression a plus de risques de devenir agresseur un jour.» Cette phrase m’a été répétée des dizaines de fois. J’étais incapable de l’entendre. Je la rejetais comme j’ai rejeté les propositions d’aides psychiatriques". Il reconnaît aujourd'hui que c'est parce que Alma a parlé de ce viol et qu'elle a déclenché la prise de parole de très nombreuses étudiantes de Sciences po qu'il est capable aujourd'hui de reconnaître et d'admettre qu'il l'a violée. Il est possible que si elle n'avait pas parlé, il ne l'aurait pas fait non plus. 

Il sait qu'il a détruit Alma, il dit qu'il s'est détruit aussi. Il sait qu'il risque la prison. Il se dit prêt à assumer cela. Mais il affirme avec force que c'est nécessaire pour que la société change. "Le viol n’est pas une affaire privée et j’invite celles et ceux qui lisent ces lignes à parler", écrit-il. Il poursuit : "Plus globalement, il est urgent de repenser les prismes de genres par lesquels nous sommes éduqué⋅e⋅s et nous éduquons. Certaines masculinités, certains mécanismes de groupe, certaines généralités, conscientes ou pas, jouent leur rôle dans la domination masculine et, par prolongement, dans les violences faites aux femmes."

Alma, elle, a été hospitalisée en clinique psychiatrique en décembre dernier pour dépression, un an et demie après ce viol. Jusqu'à ce qu'elle comprenne l'origine de sa dépression, qu'elle mette les mots dessus, mi-janvier et qu'elle raconte sur la page Facebook de Sciences-po Bordeaux. La déferlante commence, les témoignages pleuvent. Samuel écrit à Alma à la clinique, il reconnaît qu'il l'a violée. "Le mot “viol” était écrit noir sur blanc. Mon violeur reconnaissait ce qu’il m’avait fait. Samuel reconnaissait m’avoir détruite", dit-elle. Elle se sent alors "apaisée". Elle ajoute : «Des victimes choisissent de ne pas écouter leur violeur, de ne pas laisser d’espace à leur parole. C’est leur choix et je le respecte profondément, poursuit-elle avec pudeur. De mon côté, je voulais que mon violeur reconnaisse ce qu’il m’a fait subir, bon sang ! A condition que les rôles ne s’inversent pas : le violeur qui parle ne doit pas devenir un héros car il fait son mea culpa".

Et c'est bien là, à mon sens, la faille de Libération : en portant en Une la lettre de Samuel, plutôt que de titrer sur le dossier complet, le journal tend à laisser penser que ce type est un héros parce qu'il parle et avoue, avant même que sa victime ait déposé plainte. Libération se fait "putaclic". Ce n'est pas de publier ce texte de Samuel qui est une faute, c'est de montrer ce violeur cerné d'une auréole. C'est dire : "regardez comme on est originaux, on donne la parole au violeur plutôt qu'à la victime". C'est abject. Alors que le travail fait par les journalistes était intéressant, qu'il tendait à mettre en lumière la complexité du sujet des violences faites aux femmes, afficher un titre en Une aussi tapageur que celui-ci - "Je t'ai violée Alma, la lettre d'un agresseur à sa victime"- est une insulte faite aux victimes d'agressions et de viols, de même que l'illustration qui l'accompagne. Libération a trouvé le moyen de ruiner l'intérêt du travail journalistique et du débat qui en découle avec une Une digne des pires tabloïds. Alors que le propos de Samuel était, au fond, utile et digne d'intérêt. Comment ne pas être frappé quand il écrit : "Parler de «criminels», de «violeurs», de «dérangés» ne sert qu’à se démarquer lâchement des actes violents dont la source est le monde que nous avons créé et que nous entretenons chaque jour. Nous sommes tou⋅te⋅s responsables. Je suis responsable du viol que j’ai commis mais aussi de tous les autres. Toutes les violences sont liées et le sont par nous." Pourquoi Libé n'a-t-il pas titré plutôt sur cette idée-là ? 


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